L’Amérique a voté. La majorité de la population confie l’un des postes les plus puissants du monde à un politicien qui a prouvé qu’il mentait aux gens, les insultait gravement, les incitait à la haine et foulait aux pieds les règles démocratiques. Pour une grande majorité des évangéliques américains, cela ne semble pas être un problème. Pour moi, la sympathie pour un tel comportement de pouvoir est en contradiction avec une Église appelée à une puissante impuissance.
Article tiré du
Bienenberg Magazin, Winter/Frühling 2025
Le pouvoir a souvent mauvaise réputation. Pourtant, le pouvoir en soi n’est ni bon ni mauvais. En tant que terme relationnel, le « pouvoir » renvoie à la relation d’influence entre les personnes. C’est ce que rappelle la définition classique du sociologue Max Weber : « Le pouvoir signifie toute chance d’imposer sa propre volonté au sein d’une relation sociale, même contre l’avis contraire, quelle que soit la base de cette chance ». Le pouvoir sait donc s’imposer et permet ainsi le mouvement. Étant donné que le pouvoir peut aussi être utilisé de manière abusive, il convient de réfléchir soigneusement à l’utilisation du pouvoir, notamment dans une perspective chrétienne.
Le pouvoir efficace de Dieu
Dieu agit avec puissance. Dans l’Ancien Testament, cela se manifeste d’une part dans la puissance créatrice illimitée de Dieu (Jr 32,17). D’autre part, l’événement de l’Exode témoigne de l’intervention de Dieu dans l’histoire et de l’utilisation de sa puissance contre les forces d’oppression (Jr 32,20). Dans le Nouveau Testament, la puissance efficace de Dieu se manifeste de manière particulière dans le réveil de Jésus d’entre les morts (1Cor 6,14). Cette action puissante de Dieu dans la création et dans l’histoire constitue la base d’un style de vie reconnaissant et confiant. Le mot grec « pantokrator » (souverain de l’univers) se retrouve principalement dans l’Apocalypse, qui a été écrite en premier lieu comme un livre de consolation et d’espoir en des temps troublés.
La Bible nourrit la foi en un Dieu dont la puissance limite le pouvoir humain et est capable de renverser les rapports de force existants (Lc 1,46-55). Le pouvoir humain est donc toujours un pouvoir emprunté et doit être exercé de manière responsable devant Dieu. Là où les hommes (puissants) oublient cela, ils se surestiment démesurément.
Dieu renonce au pouvoir
Dans les récits de tentation (Mt 4,1-10), Jésus se voit offrir un pouvoir économique, religieux et politique. Le potentiel de pouvoir qui y est lié est séduisant, car il permettrait de générer beaucoup de bien. Mais pour Jésus, cela impliquerait des moyens de pouvoir qui seraient en contradiction avec la voie d’un amour radical de Dieu, du prochain et de l’ennemi. En renonçant à ce pouvoir, Jésus opte pour une forme d’impuissance qui se manifeste de manière particulière sur la croix. Dans son entretien avec Pilate, Jésus refuse les jeux de pouvoir habituels (Jn 19,8-11). Pilate révèle alors sur quoi repose son pouvoir : la violence. Celui qui s’oppose à son pouvoir est torturé et, si cela ne sert à rien, mis à mort. En revanche, Jésus renonce à son pouvoir (Mt 26,53), mais c’est justement en tant que victime impuissante du pouvoir politique et religieux qu’il démasque les systèmes de puissance destructrice et triomphe ainsi d’eux (Col 2,15).
Toute-puissance et force
Avec la résurrection de Jésus au matin de Pâques, Dieu confirme cette voie du pouvoir impuissant. Au Christ ressuscité, Dieu a donné tout pouvoir dans le ciel et sur la terre (Mt 28,18). Cette domination du Christ ne découle pas de la logique de la pensée et de l’action humaines en matière de pouvoir, mais est une conséquence de son amour tout-puissant, qui pardonne au lieu de riposter. Par la foi en Christ, les hommes ont part à cette autorité divine.(Jn 1,12) et sont à leur tour habilités pour le ministère dans ce monde (Mt 10,1). Ils ont le droit d’agir au nom du Christ et peuvent le faire parce qu’en eux est à l’œuvre la même puissance que celle qui a ressuscité le Christ d’entre les morts (Eph 1,19s).
La compétence de l’impuissance
Ce pouvoir d’agir ne repose donc pas sur nos possibilités, mais sur celles de Dieu. Paul peut donc écrire avec audace : « C’est pourquoi j’affirme mon impuissance […], car si je suis faible, c’est que je suis fort » (1Cor 12,10). Cette puissante impuissance est décrite de manière impressionnante dans la Bible. Pensons par exemple à Gédéon, qui rassemble 22 000 hommes pour son armée et doit en renvoyer 21 700 chez eux. Ou encore à la lutte inégale entre David et Goliath. Je crois que, dans une perspective biblique et théologique, nous avons besoin de prendre conscience d’une compétence d’impuissance. J’entends par là que, d’une part, nous faisons tout notre possible pour accomplir notre service de manière compétente et efficace.
Pour cela, il faut des compétences humaines, y compris une formation axée sur les compétences. D’autre part, nous ferions bien de nous exercer à donner nos mains vides à Dieu pour qu’il les remplisse. Il s’agit d’un exercice spirituel qui peut nous éviter de nous surestimer et de nous surcharger. Une compétence d’impuissance se tourne vers les possibilités de Dieu dans ses propres impossibilités. Elle place sa propre foi dans la foi de Jésus et confie sa propre impuissance à la puissance de Dieu.
Des droits au pouvoir perdus
Cette compétence de l’impuissance doit, à mon avis, être exercée à nouveau par l’Église dans son ensemble. Après environ 1500 ans de christianisme, c’est peut-être plus difficile qu’on ne le pensait au départ. Par « christianisme », j’entends ici une époque historique où tous les domaines de la vie étaient enveloppés de christianisme et où les gens étaient « faits » chrétiens presque sans exception. Si, à cette époque, l’Église et l’État portaient tout naturellement le même habit, les Lumières se sont émancipées de cette uniformité et ont donné à l’Occident « chrétien » les premières impulsions décisives pour se débarrasser peu à peu de ses vêtements culturels et religieux. Visiblement avec succès, car si le christianisme et ses institutions ont été pendant des siècles la force marquante de la société et de la culture, la foi chrétienne n’est plus aujourd’hui qu’une offre de sens sur le marché des possibilités religieuses. Dans notre société postchrétienne, l’évidence d’être chrétien a donc disparu, tout comme les privilèges dont les membres d’une religion d’État dominante aiment se prévaloir. De plus en plus marginalisé dans la société, le christianisme est relégué à sa seule foi.
Le pouvoir d’une Église impuissante
Pour l’Église, cette nudité est inhabituelle et irritante. Il n’est donc pas étonnant que l’on entende en certains endroits l’appel aux vieux habits qui pourraient ramener l’influence perdue du christianisme. Et pourtant, c’est peut-être justement dans la perte de la position de pouvoir dans la société que la chrétienté peut redevenir plus « jésuitique ». La nudité actuelle de l’Église n’est pas forcément une humiliation mais elle renvoie justement les chrétiens à leur vocation première. Et celle-ci ne réside pas dans une alliance malsaine entre l’Église et l’élite politique, mais dans un christianisme courageux et pourtant vulnérable qui s’oriente résolument vers la vie de Jésus. Cela vaut également pour son rapport au pouvoir qui doit alors être compris avant tout comme un service. Un pouvoir qui sert doit être mesuré à l’aune de son engagement en faveur des faibles et des petits, de son habilitation des personnes et de sa capacité à combler les inégalités de pouvoir malsaines. Aux yeux des représentations courantes du pouvoir, l’Église semble souvent impuissante, mais c’est précisément en cela qu’elle participe au pouvoir de Jésus. Ou comme le dit Wolfgang Vorländer : « Extérieurement, la véritable Église vit comme une foule d’impuissants, de pauvres, de malheureux, d’ignorés, de condamnés à l’échec. Et il ne lui est pas promis d’être ou de devenir autre chose jusqu’à ce que son Seigneur apparaisse en puissance. C’est pourquoi elle doit résolument affirmer son impuissance – même si elle devait ainsi être contestée aussi souvent que possible ! »
Texte:
Lukas Amstutz, co-président de la Conférence Mennonite Suisse