Contre la violence, il n’y a que la contre-violence. Cette logique répandue caractérise souvent l’action politique en temps de guerre sans être remise en question. Et en effet, la question se pose : existe-t-il des alternatives qui fonctionnent ? Oui, estime Benjamin Isaak-Krauß, qui esquisse dans cet article la logique de la résistance non-violente et les possibilités d’action qui peuvent en découler.
Article tiré du
Bienenberg Magazin, Sommer/Herbst 2022
Des groupes non armés, voire des individus, bloquent des chars. Des manifestations de protestation quotidiennes dans la ville ukrainienne de Slavutych obtiennent la libération du maire et le retrait de l’armée russe. Les cheminots biélorusses empêchent le ravitaillement en armes et en troupes en sabotant les voies ferrées et les trains. Dans les débats publics et ecclésiastiques sur la guerre de Poutine, ces formes créatives de défense non-violente ne sont malheureusement guère prises en compte. Pourtant, des chercheurs en matière de conflits comme Gene Sharp ou Erica Chenoweth étudient depuis des décennies la logique de la résistance civile et montrent à quel point elle est souvent improbable et couronnée de succès malgré un manque de préparation. A quoi pourrait ressembler une résistance préparée qui ne mettrait pas ses ressources dans l’armement militaire, mais dans la capacité de défense non-violente ?
Affaiblir l’adversaire
Tout d’abord, il ne faut pas s’intéresser aux tactiques individuelles, mais comprendre la logique stratégique de la résistance non-violente. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la résistance non-violente ne vise pas à susciter la compassion des dictateurs ou à inciter les oppresseurs à faire marche arrière. L’objectif est d’affaiblir le pouvoir de l’adversaire afin qu’il ne puisse plus causer de dommages.
Cela implique une autre vision du pouvoir : le pouvoir est une relation, tout dirigeant a besoin de l’accord de ses dominés. Elle doit être assurée en permanence par le biais de récompenses ou de punitions, mais aussi par l’idéologie. Si les dominés retirent leur accord et refusent ouvertement ou de manière cachée de coopérer, la capacité du souverain à imposer sa volonté est limitée. Sans obéissance, le souverain est impuissant. Même les plus faibles ont donc un moyen de lutter, tant que leur force de travail, leur savoir ou même leur simple passivité sont nécessaires au système.
De plus, « l’adversaire » n’est pas un bloc monolithique, mais se compose d’une multitude de personnes et de groupes ayant chacun leurs propres intérêts et valeurs ainsi que des conflits ouverts ou latents entre eux. Certains peuvent être attirés du côté de la résistance, d’autres peuvent être neutralisés de manière ciblée. La résistance non-violente analyse ces interactions dans les piliers du pouvoir. Où se trouve le maillon le plus faible ? Quels conflits internes peuvent être exacerbés ? On pense ici aux intérêts commerciaux des élites économiques. L’impopularité de la guerre auprès des recrues. Les secteurs essentiels à la guerre qui peuvent être mis à l’arrêt par un sabotage ciblé ou la non-coopération de groupes même restreints.
Points forts de la résistance non-violente
Jusque-là, l’analyse pourrait être partagée par les militaires. Toutefois, la résistance non-violente présente quelques avantages importants par rapport aux approches militaires conventionnelles :
- la participation : La résistance non-violente peut faire participer beaucoup plus de personnes que l’action militaire ne le peut ; ne serait-ce que parce qu’elle ne nécessite pas d’armes et moins de formation. La participation est un facteur déterminant pour le succès ou l’échec d’un mouvement.
- innovation : la résistance a besoin de formes nombreuses et variées pour rester imprévisible et incontrôlable et pour continuer à augmenter les coûts de la poursuite de l’invasion jusqu’à ce que le dirigeant n’ait plus qu’un seul choix : Se retirer ou risquer sa propre chute. Plus les gens sont motivés et volontaires, plus le potentiel d’innovation est élevé. En revanche, la lutte armée tend à créer des hiérarchies, une centralisation du pouvoir et des tactiques constantes.
- l’« effet de retour de flamme » : la répression peut être utilisée de manière stratégique pour susciter la solidarité, des sanctions de la part de tiers et même, le cas échéant, la rébellion dans les rangs de l’adversaire. Une participation plus élevée augmente la probabilité que les enfants des élites ou des forces de sécurité fassent eux-mêmes partie de la résistance, ce qui a un effet inhibiteur sur la violence.
Briser la spirale de la violence
Une approche résolument non-violente peut encore renforcer cette dynamique positive. Barbara Deming a appelé cela les « deux mains de la non-violence ». Une main dit stop : « Non ! Ce comportement doit cesser ». L’autre main invite : « Toi, en tant qu’être humain, tu as une place dans le monde pour lequel nous nous battons ». La tension entre les deux mains met les gens sous pression et leur montre en même temps une issue, par exemple déserter. Plus il y a de gens qui osent faire ce pas, plus il est facile pour d’autres de faire de même. Chaque soldat mort rend légitime en tant que « héros » la poursuite de la violence. A l’inverse, chaque déserteur est la preuve vivante qu’il existe des alternatives. Et il encourage ses camarades frustrés à faire de même. Historiquement, la résistance intra-militaire a toujours joué un rôle décisif pour mettre fin aux guerres, en particulier lors de la Première Guerre mondiale, mais aussi lors de la guerre américaine au Vietnam. Des garanties officielles de sécurité pour les déserteurs russes de la part de l’UE ou de la Suisse seraient un moyen efficace et non violent d’affaiblir la capacité de guerre de l’armée russe. C’est précisément au vu du début de l’amertume et des atrocités réciproques que cette intervention doit venir de tierces parties neutres.
George Lakey, un autre vétéran de la résistance non-violente, l’appelle « l’épée qui guérit ». J’aime cette métaphore. Elle montre clairement qu’il s’agit d’une lutte, mais d’une lutte dont les moyens et la finalité sont déterminés par la vision d’une paix juste et de la guérison. La résistance non-violente se fait dans l’horizon d’un avenir commun pour tous et le maintient ouvert au milieu de la spirale de la violence.
Ce que nous pouvons faire
L’attaque russe contre l’Ukraine est un choc qui fait vaciller les certitudes apparentes. Les Eglises de paix d’Europe occidentale doivent elles aussi se poser de sérieuses questions : Pourquoi, outre l’aide d’urgence, la diplomatie et le travail de réconciliation, avons-nous si peu investi dans la résistance non-violente ? Nous ne devrions pas dire aux gens en Ukraine comment se défendre. Au lieu de cela, nous devrions faire ce que nous pouvons pour priver la guerre de son énergie. Je vois ici trois leviers non-violents :
- soutenir les réseaux d’action non-violente et de travail stratégique pour la paix (par exemple le réseau œcuménique « Church & Peace »). Un travail d’accompagnement tel que celui effectué par l’organisation « Community Peacemaker Teams » en Colombie, au nord de l’Irak ou en Palestine est également nécessaire de toute urgence. Leur présence et la documentation des violations des droits de l’homme protègent les personnes engagées dans ces pays.
- soutenir les déserteurs. Comme lors des guerres américaines en Irak et en Afghanistan, lorsque des mennonites ont aidé des soldats américains à refuser de faire leur service militaire. Cela devrait être moins organisé publiquement. D’autres vont déjà de l’avant dans ce domaine, comme par exemple l’association « Connection ». Les Eglises (en particulier nous, les mennonites) ont là, en tant que réseau transnational, des chances et une responsabilité particulières.
- augmenter notre propre capacité de défense pacifique. Nous informer, nous former, nous entraîner et acquérir des expériences concrètes en matière de résistance non-violente. Par exemple par le biais d’un programme d’études correspondant et de cours au Bienenberg. Il existe de nombreux lieux et mouvements concrets où l’on s’oppose à la menace d’anéantissement nucléaire (base aérienne de Büchel) ou à la poursuite de la politique fossile (Lützerath, Ende Gelände, révolte de la dernière génération). Un tel engagement serait à la fois préventif et préparatoire aux conflits naissants.
Nous pouvons soutenir de telles approches dès maintenant et sans attendre le gouvernement. Le début et la suite de l’action seront accompagnés d’un processus d’expérience et de connaissance qui mettra à l’épreuve les convictions théologiques. Car « Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,9). Et « si nous espérons quelque chose que nous ne voyons pas encore, la patience résistante nous aide à l’attendre » (Rm 8,25).
Lectures pour aller plus loin
- Bové José et Luneau Gilles, Pour la désobéissance civique, Paris, La Découverte, 2004.
- Bentouhami-Molino Hourya, Le dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile, Paris, Puf, 2015.
- Butler Judith, La force de la non-violence, Paris, Fayard, 2021.
- Chenoweth Erica, Civil Resistance. What everyone needs to know, New York, Oxford University Press, 2021.
- Chenoweth Erica et Stephan Maria J., Pouvoir de la non-violence. Pourquoi la résistance civile est efficace, Paris, Calman-Levy, 2021.
- Coulon (de) Jacques, Petit cahier d’exercices de désobéissance civile, Bernex, Éditions Jouvence, 2010.
- Muller Jean-Marie, L’impératif de désobéissance. Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile, Le Pré-Saint-Gervais, Éditions le passager clandestin, 2011.
- Sharp Gene, De la dictature à la démocratie : un cadre conceptuel pour la libération, Paris, L’Harmattan, 2009
- Thoreau Henry David, Désobéissance civile, trad. et notes de Etienne Marcoux, Montréal, le bleu du ciel, 2021 (Original anglais en 1849).
Texte:
Benjamin Isaak-Krauss / Bienenberg Magazin
Ce texte a d’abord été publiée en allemand dans Bienenberg Magazin. Il a été traduite en français pour menno.ch.
Image:
TIM GOUW, UNSPLASH